Ce matin-là, le vieux Jean Mélaize se réveille avec le sentiment qu'une ère nouvelle se présente à lui. Une chance unique lui est offerte, et il ne peut la rater. Profitant du dégel de ce mois de février 2001, il décide d'aller se promener aux alentours de son village de la vallée de la Semois. Il désire revoir la forêt, la rivière, et pourquoi pas grimper jusqu'à la Table des Sorcières ? Sa voisine Marie-Laure tente de l'en dissuader : après tout, il n'a plus la vigueur de la jeunesse...
Soixante ans auparavant, adolescents, ils ont exploré les collines alentour, les ont habitées, possédées. Ensemble, ils y ont vécu des joies, des peines, de l'amitié... De l’amour aussi ? Pourquoi sont-ils voisins alors que tout semble les unir ? Parcourant les sentiers de leur mémoire, le vieux se souvient du jeune Jean, de son histoire, de ses regrets.
Restée chez elle, Marie-Laure attend son retour avec le même pressentiment : aujourd'hui, quelque chose de différent va se produire. Le passé ne leur appartient plus, mais est-il trop tard pour profiter du présent ?
Dans ce roman plein de mystère, Erik Sven invite le lecteur à suivre les pas de personnages aussi riches et énigmatiques que les paysages de l’Ardenne.
Le prisonnier des collines, roman, éd. Weyrich, Neufchâteau, février 2013.
Extrait
Rêveuse ce jour-là, la forêt ne se montra guère troublée par le garçon, un enfant encore, qui la pénétra. Il emprunta le chemin de Gérardfontaine qui, après avoir dessiné trois courbes dans les prairies scintillantes, s’enfonçait dans une vallée étroite et ombrée. Là, sous un fourré de broussailles, suintait un ruisselet fraîchement éclos, dont le clapotis se distinguait à peine du bruissement des feuilles. Ce n’est qu’au bout d’un kilomètre, après s’être alimenté d’une demi-douzaine d’autres rus, que le ruisselet prenait suffisamment d’envergure pour parler d’une voix propre. Une voix au timbre varié, selon que les eaux se lançaient dans les rapides ou s’alanguissaient dans les endroits à plus faible dénivelé.
Jean connaissait les caprices du ruisseau, pour l’avoir côtoyé presque quotidiennement pendant les vacances qui venaient de s’écouler. Exceptionnellement ensoleillé, l’été lui avait paru comme un rêve sans fin, rythmé de balades sous la houlette de ses parents à travers un entremêlement de lumière, de feuillages, d’eau et de terre. Ce fut la première fois que Jean prit conscience de l’univers autour du village.
Il fut comblé.
Mais il lui fallut se retrouver dans la classe orchestrée par son père pour saisir l’ampleur de sa découverte. Son appétit d’apprendre et de s’instruire lui laissait un vide qu’il mit plusieurs jours à identifier. Finalement, Jean confronta ses parents à une demande particulière pour un garçon de dix ans : il souhaitait poursuivre l’exploration de la forêt. En solitaire.
Sa voix, en posant la question, avait eu quelque chose de décidé et de fatal à la fois, comme si elle n’exprimait pas une volonté, mais une vocation. Voilà sans doute pourquoi l’autorisation de ses parents fut si immédiate, accompagnée toutefois de la triple recommandation d’être prudent, d’éviter les endroits où œuvraient les bûcherons et de ne pas déranger les habitants de la ferme de Gérardfontaine…
Mais comment ne pas être attiré par Gérardfontaine ?
— Ce sont de drôles de gens, avait dit son père lorsqu’un jour, ils passaient devant la bâtisse qui semblait sommeiller encore dans la lumière de l’aurore.
— Ils ne vont peut-être jamais à la messe, mais ils sont gentils comme tout, avait nuancé sa mère.
Jean se rappela comment, par un beau soir d’août quelques années auparavant, le fermier et la fermière de Gérardfontaine leur avaient rendu visite. Assis sur le banc devant la maison, ses parents et lui virent la carriole s’arrêter devant l’épicerie au coin de la rue.
— Tiens, voilà les Gérardfontaine, fit son père sans guère lever les yeux de son livre. Mais ils arrivent bien trop tard, l’épicerie est fermée depuis au moins deux heures.
— Ils ne sont pas venus pour acheter, murmura sa mère, qui continuait à suivre la scène. C’est qu’ils ne veulent pas descendre notre rue à cause de la pente. Leur vieux cheval aurait l’impression de s’engouffrer dans un abîme !
En effet, les deux occupants de la carriole ignorèrent l’épicerie et s’engagèrent dans la descente, d’un pas hésitant, comme si leurs semelles tâtaient pour la première fois le sol du village. Jean entendit sa mère chuchoter :
— On dirait qu’ils viennent pour nous.
Les pas firent halte.
— Monsieur l’instituteur…
Malgré la force dont elle rayonnait, la main du fermier tremblait.
— Nous sommes venus vous parler, ma femme et moi. C’est au sujet de notre fille…
Le père de Jean se dressa.
— Entrez donc.
Jean était resté dehors, feuilletant le livre que son père avait abandonné sur le banc. Bientôt il serait capable, lui aussi, de lire des livres aussi difficiles. Par la fenêtre entrouverte, la conversation l’atteignit par bribes. Les paroles s’entrecroisaient comme les moustiques qui, avec la tombée de la nuit, s’abattaient sur le village. Parfois, le ton à l’intérieur montait, mais jamais à outrance. Il faisait déjà noir lorsque les visiteurs quittèrent la maison. Sans rien dire. Le gazouillis des moustiques mit longtemps avant d’effacer le bruit de crécelle de la carriole qui s’éloignait.
Recensions