Mon frère et moi

Erik Sven

photographe - auteur

J’aimerais tant être comme les autres. Me contenter de mes poupées, rêver d’une existence de princesse, partager les jalousies simples des filles de ma classe chaque fois que Gaëtane arbore une nouvelle robe. Mais je suis Colline, sœur d'Aubin, fille d’une maman que la Vie ne comprend pas et d’un papa qui ne comprend rien à la vie de maman. Unique amie de Béatrice aussi, qui m’a délivrée du cafard.


L’enfance survit-elle au désenchantement ? L’innocence est-elle un leurre ? Le bonheur, une quête vaine ? Pour Colline, Aubin et Béatrice, le chemin vers la magie mène au cœur de la forêt, mais se révèle parsemé de ronces et de crevasses. Et quand le père débarque à grand renfort de bulldozers, le monde extérieur les rattrape et Dame Nature s'insurge.


Mon frère et moi entraîne le lecteur dans les profondeurs de l’âme et de la terre.

Mon frère et moi, roman, éd. Murmure des Soirs, Esneux, février 2018

EXTRAIT


Mon frère et moi, c’est une longue histoire. Et belle. Du moins en partie. D’abord, il faut savoir que je l’appelle encore et toujours mon petit frère. Avec une grande tendresse de grande sœur. Car une grande sœur, j’étais, je suis et je resterai. Une vraie de vraie, en plus. De celles qui ouvrent volontiers leurs ailes de mère poule, qui ne sortent leurs griffes que pour ensuite se bercer de remords, et qui ne se confient à leurs poupées que pour obtenir, chez elles, le réconfort que d’autres leur ont refusé. Tout compte fait, Aubin (c’est ainsi que Papa et Maman avaient nommé leur second et dernier-né) était un frère pas si différent de la plupart des garçons du village. Il crachait par terre à chaque coin de rue, détestait se laver les pieds, les cheveux et bien d’autres parties du corps, prenait un malin plaisir à arracher, une par une, leurs longues pattes aux faucheux qu’il capturait un peu partout et ne manquait pas, parfois, de me jouer un mauvais tour.


En dépit de nos chamailleries, nous étions soudés. Ainsi, quand Aubin se faisait enfermer dans la cabane au fond du jardin pour avoir terrifié mes parents avec une de ses fugues, j’allais l’y rejoindre. Je me fourrais entre les thuyas masquant la hutte pourrie, déverrouillais la porte et la refermais derrière moi. Avant de m’accroupir à côté de mon frère, je glissais la clef dans le soutien-gorge noir que je m’étais permis d’emprunter à Maman. Je tenais à ce rituel. En atterrissant, la clef, de son métal lisse et froid, donnait un coup de pouce à mes seins en éclosion. Cela ne durait que quelques secondes.


Aubin ne donnait jamais l’impression de s’ennuyer dans cet espace sombre de deux mètres sur trois. Nous nous serrions l’un contre l’autre et jouions à qui garderait le silence le plus longtemps. C’était toujours moi qui perdais. Aubin était avare en paroles. Au désespoir de Papa et Maman, il n’avait jamais dit grand-chose. Juste le nécessaire pour assurer sa survie : J’ai faim! J’aime pas les choux-fleurs! Ça fait mal, là ! J’peux aller jouer dans la forêt? D’ailleurs, les rares fois qu’il avait abordé un sujet moins basique, cela avait failli mal tourner.


Aussi, au bout d’une demi-heure, me mettais-je à lui raconter des histoires. Souvent des anecdotes que j’avais apprises par ouï-dire et que je grossissais à coups de feux-follets, de loups-garous ou, arrivée à court d’inspiration, de faucheux carnivores. Pas de quoi effrayer mon frère. Dans la semi-obscurité, ses yeux scintillaient comme ceux de Miaou qui, régulièrement, venait nous tenir compagnie. Aubin et moi nous étions tellement affrontés au sujet du nom à donner à notre chat que celui-ci se l’était choisi lui-même. Miaou. C’était pour lui, beaucoup plus que pour notre propre confort, que nous laissions ouvert le vasistas à côté de la porte.


L’arrivée du chat sonnait la fin de mes monologues. Sa tête duveteuse se nichait dans le creux de nos jambes et de nos bras. Son nez humide et auréolé d’inévitables moustaches nous titillait, encore et encore, jusqu’à ce que nous cédions et rendions à Miaou ses bises et ses câlineries. Nos mains, alors, se disputaient le mince dos courbé, se frôlaient, se touchaient, s’enchevêtraient et, pour finir, nous n’étions plus capables de dire qui de nous trois nous caressions, ni qui de nous trois produisait ce ronronnement lourd, aussi lourd que le vrombissement des camions de Papa. Ainsi naquit un nouveau rituel, qui s’ajoutait à celui de la clef et qui nous transportait hors de notre cellule. Aubin semblait vivre ces moments avec autant d’intensité que moi. Je le soupçonnais de multiplier les fugues rien que pour pouvoir se retrouver, avec moi et Miaou, dans la cabane – notre cabane.


RECENSIONS ET ARTICLES DE PRESSE


Anne-Lise Remacle

(Le Carnet et les Instants – le blog des lettres francophones)


Tremblement de frère


À L…, village en bordure de forêt, Colline l’aînée narratrice et Aubin le cadet sauvageon qui prend souvent la tangente sont à l’orée de l’adolescence et fusionnels comme des liserons. C’est qu’ils ne peuvent pratiquement compter que l’un sur l’autre : Édouard, leur père, ne vit que pour ses bulldozers. Josyane, leur mère, sombre la plupart du temps dans des migraines qui la rendent aigrie ou apathique.


L’un et l’autre se réfugient tantôt dans la cabane au fond du jardin où leurs peaux enfantines apprennent à dialoguer dans une tendresse qu’ils ne trouvent pas ailleurs, tantôt dans l’aventure sans limite des bois. Se joindra bientôt à leurs vagabondages Béatrice, camarade de classe aussi marginale qu’eux, avec qui Colline prolonge avec candeur mais émoi ses explorations tactiles. Un jour où Miaou, le chat de la famille, disparaît, Aubin tombe par hasard sur la masure reculée où vit Berthe, ancienne habitante revenue de Bruxelles après douze ans d’absence. Entre la sorcière et la fée bleue, nimbée d’un passé énigmatique, cette femme à la chevelure d’argent fascine le frère et la sœur. C’est elle qui les informera que leur père aura bien du mal à construire l’autoroute à travers bois à cause du karst. Intrigué par ce phénomène géologique, Aubin ne mesure pas toute l’étendue du danger et chute dans une doline. À nouveau appelée à la rescousse, Berthe n’aura de cesse de prendre soin des trois compères. Se noue entre le gamin et la recluse une relation qui défie les mises en garde d’Édouard – qui semble bien la connaître – et les moqueries de leurs camarades de classe, jamais en reste pour ostraciser. Mais Berthe est-elle aussi bienveillante qu’elle en a l’air ? Colline pourra-t-elle maintenir cet équilibre précaire tissé entre elle, son frère adoré et sa meilleure amie ?


Entre le récit initiatique aux contours tabous, le conte cruel et la fable écologique, Erik Sven maintient en tension impressionniste constante Mon frère et moi, fait virevolter les mots au bord de l’effondrement ou du frisson et ne cède jamais au mièvre. Rugueux et mal peignés mais amplement en mesure de nous attendrir, Aubin, Colline et Béatrice apprendront combien sortir sans préavis de l’enfance peut s’avérer douloureux, combien l’arithmétique des sentiments s’avère parfois bien plus épineuse qu’on l’imaginait.


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Philippe Bailly

(Revue de l'Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie – AREAW)


Erik Sven, Mon frère et moi


"Nul ami tel qu’un frère, nul ennemi comme un frère", voilà le proverbe indien qui ouvre le nouveau roman d’Érik Sven.


À l’écart d’une mère souffrante et d’un père réfugié dans son atelier, Colline et son frère Aubin se consolent dans la cabane du jardin où, découvrant des sensations nouvelles, ils entrouvrent la porte de ce qu’on nomme la vie. Puis avec Béatrice, l’amie d’école plus âgée, Colline découvre l’éveil de son propre corps. Après l’école, les deux filles suivent Aubin dans la proche forêt qu’habitent ronces et dangereuses failles karstiques. Dans un chalet retiré, ils font la connaissance de Berthe, qui se lie aux enfants, qui veut les protéger. Et comme ces derniers ont appris que les bulldozers du père vont briser la magie de la forêt…


Le décor est fixé, les souffrances peuvent entrer en scène. À côté de la souffrance physique de la mère, celles psychologique du père, d’Aubin qui parle peu, de Colline qui voudrait vivre comme les autres petites filles et de Béatrice, l’apparente inadaptée. Celle de Berthe aussi, dont le journal révèle peu à peu les antécédents douloureux, et celle de la nature sauvage qui résiste à la logique conquérante du monde dit moderne…


Si on ajoute l’énigmatique "karrrrrrst" à de tels composants, l’issue ne peut être que dramatique.


Merci à Érik Sven de nous avoir brossé en 120 pages ce tableau peu commun, avec des personnages "bruts de décoffrage" jetés dans cette alchimie forestière qu’il maîtrise particulièrement (rappelons-nous son roman Le prisonnier des collines).


À lire au calme, le soir. Même si la lumière ne s’éteindra qu’après la dernière page et que les rêves risquent d’être animés…


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Patrick Devaux

(La Cause littéraire)


Mon frère et moi, Erik Sven


Dans cette fiction d’un auteur néerlandophone qui écrit admirablement dans la langue de Molière tout est inventé et tout semble vrai.


Les personnages principaux, deux enfants, Colline et Aubin (et aussi leur amie Béatrice) ont parfois des comportements d’adulte frisant l’étrange initié par une ambiance à la fois de village et de forêt comme si on passait sans cesse d’un monde à l’autre (on songe à Alice aux Pays des merveilles); une adulte, un peu à l’écart de la société, Berthe, fera office de bonne sorcière usant de sortilèges très humains pour amadouer Colline et Aubin qui ne demandent qu’à trouver une affection diluée entre une mère excessive et malade et un père activement restreint dans son rôle professionnel de chef de chantier. On n’oubliera pas, à cet égard, qu’un des "personnages" principaux est… une autoroute catalysant la progression du récit, Berthe ayant des choses à régler d’anciennes situations: "Selon le journaliste, qui se prenait pour Sherlock Holmes, tout indiquait que la grande Berthe avait enlevé le petit Aubin. Enlèvement qui (et là, le journaliste se fit psychologue) trouvait son origine dans une histoire non résolue entre papa et Berthe". Voilà donc, une ébauche de cette intrigue calquée sur des non-dits autant que sur des gestes très physiques entre les personnes, à la limite des émotions "courantes" et notamment entre enfants: "(C’est Colline qui parle)

– Je suis là pour t’aider, répéta Béatrice.

Je fermai les yeux, anticipant ce qui allait se passer tout en l’ignorant. Mes tétons se dressèrent au contact des doigts de Béatrice. Je les sentis se gonfler avec une puissance qui dépassait tout ce que j’avais vécu jusqu’à ce jour – même l’impact de la clef de notre cabane de jardin, quand elle atterrissait entre mes seins.".


On comprendra qu’il y a recherche et découverte des premières attirances physiques sans qu’elles soient clairement dénoncées malgré leur ambiguïté relative et des scènes reprises parfois de manière autant naïve qu’assez improbable dans des lieux réels mais insolites même si le scénario est techniquement possible. C’est là tout l’art de jouer avec les limites des émotions, des gestes et d’user d’artifice et de prétexte :

"Je m’en voulus de penser à Aubin en ce moment crucial, alors que toute mon énergie aurait dû se focaliser sur la recherche de ce foutu cancrelat. Mais voilà: je redoutais, par-dessus tout, la réaction de mon frère. Il ne voudrait plus de moi, j’en étais certaine, si je me présentais à lui avec un buste gonflé comme celui d’une femme, pareil à celui de Béatrice. Jamais il ne m’emmènerait dans les bois, rompant ainsi la promesse qu’il m’avait faite lors d’un de ses rares moments loquaces.".


Géologie des sentiments autant que du terrain avec le karst pour effondrement et donc relatif danger d’une zone en terrain fragile à appréhender avec la plus grande prudence.


Le style du jeune auteur est manié avec tact et doigté psychologique; l’intrigue va dans des sens diffus de manière à susciter, intelligemment, le questionnement du lecteur dans plusieurs domaines, notamment pour ce qui concerne la tension perceptible entre bulldozers et Dame Nature.


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Courriel reçu d’une lectrice "inconnue"

(Membre du cercle de lecture de la librairie "Le Temps de Lire", à Libramont, où "Mon frère et moi" figurait parmi les "coups de coeur" de 2018)


Le “vert paradis des amours enfantines” n’est pas toujours vraiment vert ni poétique. Il peut être habité souvent par la recherche angoissée d’exclusivité, la jalousie, la violence vengeresse. Erik Sven nous raconte dans son roman les relations troubles entre Colline, la narratrice, son frère cadet Aubin-le-taiseux et la pulpeuse, agaçante et intrusive Béatrice.


Des enfants en devenir d’adultes: ils achèvent dans une école de village le cycle élémentaire. Les vrais adultes ne sont pas flattés. Colline et Aubin grandissent entre une mère migraineuse, criarde et dépressive, et un père obnubilé par son entreprise de location de bulldozers. Oh bonheur! Il obtient un contrat pour la construction de l’autoroute qui va désenclaver la bourgade de L., “carrefour de la vie rurale” et ceinte de commerces et d’usines peintes en blanc. C’est à L. aussi que se situe le réseau d’enseignement secondaire, prometteur d’ouverture sur le monde.


Comment dans ces conditions ne pas chercher refuge dans la sapinière proche, et au-delà: dans la forêt mystérieuse où habite la non moins mystérieuse Berthe, femme chaleureuse au passé lourd. Mais la forêt recèle ses dangers propres et fascinants: les failles karstiques, les chantoirs, les dolines.


Le roman mêle de manière remarquable le suspense, une vérité psychologique de  l’enfance en passage et une vérité socio-régionale, dans une langue classique souple et claire, au déroulement à la fois serein, dramatique et plein de sens.


Et l’auteur? Néerlandophone amoureux de l’Ardenne, il écrit un français parfait, se dit “né dans un frigobox sur la plage de Knokke”. Allusion aux déclarations dans les années 80 du comte Léopold Lippens, bourgmestre de Knokke-Le Zoute, qui stigmatisait l’invasion de sa plage huppée par les classes (bassement) moyennes munies de leur pique-nique. Cela veut-il dire qu’Erik Sven est issu d’une petite bourgeoisie flamande, marquée génétiquement par la culture francophone?


Quoi qu’il en soit, merci à lui de nous avoir donné ce petit chef-d’œuvre d’écriture, son second roman, qui dépasse de loin le régionalisme.


Je lui souhaite une belle carrière d’écrivain.


Marie-Claire L-C